« La dernière sera la première »

Commentaire sur  « L’Hommage à Arthur Rimbaud « 
De Norbert Pagé

Je revendique la Bible comme introduction. Parce qu’elle est un mythe. Parce qu’elle est une vérité. Parce que le symbole vaut mieux que la raison des mots. « L’Hommage à Arthur Rimbaud » est oeuvre dernière de Norbert Pagé présentée dans son catalogue, lors de sa toute récente exposition à la Galerie du Manoir de Bécheron. Je l’ai vue, cette gravure, cette pointe sèche comme un désert de lignes et de charbons éteints, un désert sans parole ni eau. Vue comme un commencement.

La gravure impose toujours le respect de la traversée du burin et de la planche, de l’acide et du ruissellement, et impose ce qui est toujours perçu à la manière d’un retournement sur soi si profond que le trait devient inversement proportionnel à l’ampleur de la gestuelle, c’est à dire large lorsque le coude se meut avec étroitesse, et serré lorsque le corps se déploie dans la chair molle entendue du semeur de lignes. Le geste du graveur s’inscrit toujours sur les tables de la Loi, car Dieu n’écrit pas mais trace. Il vit deprofundis et ne vogue que sur les eaux profondes et ouvertes qu’il a lui-même incisées d’un doigt dénominateur.

Ce que j’aime chez Norbert Page, et plus encore dans son « Hommage à Arthur Rimbaud » est de trois ordres. Premièrement, il montre bien, et davantage que oeuvre peinte, la solitude anachorétique de l’artiste. La gravure,celle-ci en particulier, se dévoile sur fond de grains d’Arche et rejoint ce qu’il y a d’essentiel dans l’ oeuvre de Pagé, je veux parler du détachement et de l’isolement de celle qui fut son inspiratrice, oeuvre de Olivier Debré. Les signes ici, les traits horizontaux plus bas, les verticaux surtout, les tâches mêmes ne parlent pas le même langage que celui du Maître de Vernou. Ils vivent leur propre vie, et se dégagent de l’emprise signifiante de la sémiologie de Debré. Et il a raison Pagé de croire en son propre langage, et de le penser, sans tradition, sans transmission, sans imitation, de le penser dans son ordre propre, celui d’une fondamentale solitude technique et esthétique. Il n’y a plus rien de séduisant dans cette gravure, mais tout est brutalité désertique et craquelante, esseulée et mise à part. Je parie sur cette brutalité, n’en déplaise aux commentateurs zélés d’oeuvres gravées qui oublient souvent que le vent sculpte le désert et que le désert s’écrit dans un rapport immédiat avec la divinité dans son dévoilement le plus brutal. Bref, dans une vérité vraie. C’est dans la Reine de Saba que Malraux parle de cet étrange absolu tracé entre le sable et les dieux, aux frontières du désert : «Ici, commence le territoire des dieux». Cet «hommage à Rimbaud» redit une frontière possible, expose une ligne, propose un fil tendu entre les dieux et les hommes.

Deuxièmement, cette solitude n’est en rien un exil, bien au contraire. Là encore, l’exégèse habituelle nous oblige à penser le désert comme un lieu exilé, – ne serait-ce que quarante jours à marcher, tentes aux pieds et synagogues mouvantes-. «L’hommage à Rimbaud » flirte avec quelque chose qui n’est pas singulier, mais profondément universel. Pagé, sans trop de difficulté, nous fait entrevoir la communauté ouverte du désert, c’est à dire la possibilité fondamentale de retrouver ce qui en chaque homme le fait ressembler à tous les autres hommes, je veux parler de l’existence comme sortie de soi sur l’horizon de la mort. Cette position heidegerienne, je l’ai vécue pleinement avec quelques amis sur le territoire de l’Hadramaout, sur les terres tellement chaudes de cette «présence de la mort », sur les traces précisément de Rimbaud en Arabie. Nous étions quelques-uns, Alain Borer, Jean d’Ormesson, Edgar Morin, Patrick Gilbert, et tant d’autres ombres détachées d’Occident, à piéger au détour d’une colline, d’un arbuste défait, d’une pierre sèche à vous chavirer l’haleine, des restes d’Arthur, dans Sa présence la plus totale et donc la plus infime. Cette gravure de Pagé me fait penser à cette longue promenade sous la chaleur poussiéreuse qui nous menait à Sibam, alors que nous pensions à boire un Graalim buvable et païen. Alors, Norbert Page, non seulement se détache du Maître de Vernou dans sa recherche coulée du temps, mais provoque le sentiment d’une rupture de fond.. Il faut comprendre cette gravure comme un éveil à la conscience de son humanité, et le désert est ce lieu propice à la fin toute proche de ce sommeil replié et autarcique. « L’hommage à Rimbaud » me plaît pour l’unique raison que sa dimension esthétique – en rupture – fonde une interrogation de nature philosophique, celle que Rimbaud pose en poète de l’action : pourquoi choisir le désert ? Et fonde une réponse : parce que le désert se limite à l’essentiel. Graver, ce n’est ni plus ni moins qu’éplucher la surface pour trouver, en creux, la substance qui coule comme une encre rouge.

Enfin, il nous faut croire au blanc, au vide du ciel, à cet espace sans creux ni bosses, croire en cette dualité monoplastique que oeuvre de Rimbaud est d’abord sa vie, pensée, vécue, risquée dans un avant et un après. Dans un mot et dans un silence, dans une ville et dans un désert. Cet « Hommage à… » ne coule pas de source. Il demande un investissement intuitif pour bien comprendre que la gravure expose deux mondes, deux visions, deux âges, une terre et une mer, des crayons et des armes, des hommes et des hommes, de la pierre et du sable, deux mondes qui ne font qu’un seul monde quand c’est la vie qui, devenue oeuvre, se perd en mystère. Norbert Pagé – mais l’a-t’il fait exprès – je souhaite que non, nous présente un mystère Rimbaud, mais au-delà de la simple analyse et pour privilégier le sentiment sur la raison, l’esthétique sur l’éthique. Là, il comprend bien le drame d’Arthur : du désert au ciel, il y avait un corps. Ces quelques lignes, que j’aurais aimé tracer au burin, sur une planche de buis tournée vers l’Orient, pour dire seulement que oeuvre réussie ne peut être qu’évocation, appellation d’origine incontrôlée à partir du moment où, au seul détour d’un regard, la surprise est totale. Ce fut le cas avec cet « Hommage à Rimbaud », que Norbert Pagé présente en ce qu’il convient de nommer une gravure d’âme. Le touchant dans cette oeuvre, c’est le contact avec la mémoire, avec une oeuvre-vie, avec la colline esquissée à droite et que je revis à fleur de chair, soudainement. Et puis Rimbaud est parti derrière cette colline, vendre des armes sans doute, abandonner son âme, déverser au désert des larmes ensablées pour celle qu’il aima après la mort même : la poésie. Au fond, la question posée par cette gravure ne ressemble à aucune autre question. L’habitude de l’esthétique traditionnelle pose la recherche du sens à partir de l’oeuvre-même, mais oublie que derrière l’oeuvre se planque une autre signification, que le titre ne dévoile jamais. Le commentaire aurait dit combien l’atmosphère de cette gravure est proche des vibrations du désert. C’est peut-être ce que j’ai dit et je l’assume. Mais je crois en autre chose. Je crois en un titre décentré, désaxé, déplacé, un vrai titre quoi ! un titre qui parle de la substance même de l’évocation dont je disais plus haut quelques mots. Ce titre, je le propose à Norbert Pagé et je me l’impose comme une évidence née du regard. Ce titre, le voici dans sa totale gratuité et sa vérité la plus absolue : « Par delà nous ».

 

Bruno Lavillate

Tours, le 4 avril 2000