« à l’extérieur, je prends pour maître, la nature ;
à l’intérieur, je capte la source de mon propre esprit »
Tchang Tsao, peintre paysagiste, Chine VIIIs.
Les peintres traditionnels de l’ancienne Chine, avant de créer, se concentraient, se recueillaient, réglant leur respiration pour entrer en symbiose avec l’Esprit et le Souffle, selon une ascèse respectant le principe millénaire imposant « l’idée qui précède le pinceau ». « Concevoir dans sa totalité avant de créer. Alors seulement, l’oeuvre sera toute énergie » (Gilles Mermet).
Sans rien connaître du peintre lui-même, mais au premier contact avec la peinture de Norbert Pagé, jaillit le sentiment d’une inspiration méditative orientale, Chine ou Japon, peu importe… Le taoïsme en apparaît le ciment évident. « Le Tao de la peinture, c’est l’univers de la main » écrivait Tang Kitchang, un théoricien de la dynastie des Ming.
Norbert Pagé semble peindre comme le maître chinois contemporain, Liu-Hai-SU, ainsi qu’il l’inscrit dans le sceau de sa signature, « avec le pinceau chantant et de l’encre dansant ». La peinture de Pagé donne vie à la pensée qui seule justifie la suprématie de l’Homme sur la Nature… Encore cette attitude est-elle toute humilité, saisissant l’Artiste dans le resplendissement de « l’Instant de Nature » : celui-ci se trouve au-delà de ce qu’il représente. Il est l’idée même du sujet, qui, lui, s’est fait objet. Lao Tseu laisse planer son empreinte…
Et nous rejoignons la Chine d’aujourd’hui avec ZAO WOU Kl, maître de « l’expressionnisme abstrait ». Norbert Pagé s’en reconnaît influencé. La démarche en est comparable, à la fois expérimentation progressive et fruit d’une longue méditation . Au bout de celle-ci, l’on imagine le peintre, délivrant enfin l’énergie, laissant plonger le pinceau tel un faucon, soudain, dans un fulgurant élan devenu le mouvement même. Quelques tâches, des constellations de petits traits fins et parfaits donnant à la structure son poids, mais aussi son envol (G.Mermet, parlant de Liu-Hai-SU).
« Norbert Pagé, tellurique et marin, pris de vertiges et bercé de houles, est sur la crête des vagues » écrit l’un de ses critiques. D’autres retiennent ses turbulences, ses orages d’encres et de lavis, le pouvoir de ses silences, la magie de ses grandes plages, creusets de ses explosions d’écume. Patrice de Sarran, parcourant l’itinéraire de l’Artiste, note « une évolution à pas de géant. Occasion pour les mécréants de découvrir que l’abstraction n’est pas un espace où l’on se jette sans repère mais l’épuration d’un travail cannibale, exigeant, dans lequel l’âme du peinture s’épuise et se magnifie en même temps ».
Les peintures de Norbert Pagé baignent le regard et l’âme instantanément, les happant dans leur cosmogonie fantastique, dans une légende intemporelle, comme enrobées dans les vapeurs de rares essences. Elles agissent comme ces musiques où chacun découvre son âme de l’instant, comme ces paysages indécis dans les douées et mélancoliques brumes d’un automne, où vagabonde la pensée, puis tout à coup y surgit une masse, un choc révélé…
Comme Venise, haut lieu de toutes ces sortes d’alchimies enchanteresses entre Nature et Rêve… Comme Turner, magicien sublime de Venise…
Turner est l’autre grand maître de Pagé, après l’Orient. Le premier révélateur moderne du paysage, né dans les brouillards de l’Albion, puise dans la nature comme en une source infinie de l’imaginaire, en saisissant les intarissables variétés conçues par les noces passionnées de la lumière et de l’eau. Il ne s’agit pas de vues, mais de visions, dont Turner fut l’initiateur révolutionnaire, le premier dans l’histoire de l’art à poser sur sa toile des couleurs constituant des formes indéterminées, mais néanmoins génératrices de telles forces de vie. Aucun achèvement n’y est possible. Ce qui semble ébauche est une apothéose, un parachèvement ébloui. Les impressions d’atmosphère y sont le principal sujet. L’on contemple des idées de rivière, d’océan, d’immatérielles étendues d’eau, de barques plus fluides que leur support aqueux, de montagnes dissoutes par la neige et la lumière…
Nul ne saurait dire lequel de l’un pénètre l’autre. Les cieux sont infinis, mais ne sont-ils pas la mer? La violence des éléments entrechoque les mondes, mais ne serait-ce pas l’effet d’une divine caresse ? Univers baudelairien de correspondances magiciennes, cheminement mental de souvenirs proustiens en cascades … Fluidité d’un air de Debussy, tempêtes wagnériennes annonçant l’explosion d’un mythe ou la naissance d’une légende. Point d’orgue d’un « matin calme » mais qui génère les séismes « d’orages désirés ». L’on se trouve devant ces peintures comme devant ce phénomène de l’oeil, lorsqu’arrêté sur des visions dont volontairement l’on cesse de distinguer les contours, et dont la rétine ne perçoit plus que des « fragrances » merveilleuses, il se nourrit des émanations vibrantes des ondes de matière et de lumière, comme l’esprit de l’énergie pure…
Mais de cette vision libératrice de la lumière, ne jaillit-il pas une sorte de mystique, coruscation secrète d’un feu ardent consumant l’Artiste au coeur de l’éternelle aurore, comme une assomption de la Nature dans l’éblouissant royaume de la spiritualité.
Isabelle DULAC-ROORYCK
Diplômée de l’École du Louvre
Conservateur du Musée du Cloître de Tulle
et des Antiquités et Objets d’Art de la Corrèze
Extrait du catalogue Norbert Pagé – Exposition Musée de Tulle par Isabelle DULAC-ROORYCK